« Before We Vanish repose sur une idée passionnante » – Cinema Galeries

« Before We Vanish repose sur une idée passionnante »

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    LE MONDE | Par Mathieu Macheret
    L’avis du monde : A ne pas manquer

    Depuis Shokuzai (2012), l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa, maître japonais des hantises domestiques, s’apparente de plus en plus à un laboratoire, où chaque nouveau film semble prendre la tangente du précédent. Succédant à un essai de fantastique banlieusard français (Le Secret de la chambre noire, 2016) et à un obsédant polar sous hypnose (Creepy, 2016), Avant que nous disparaissions investit le champ de la science-fiction eschatologique.

    Le film est adapté d’une pièce de théâtre à succès du dramaturge Tomohiro Maekawa qui porte le même titre en japonais, Sanpo suru shinryakusha, et dont Kurosawa parle comme d’« une parodie des films de science-fiction des années 1950 ». Si la dérision n’est pas forcément le trait essentiel qu’en a retenu le cinéaste, elle n’en draine pas moins son imaginaire vers une pente fantaisiste et composite (celle de Real en 2013, déjà), qui confère au film une sidérante capacité de réinvention.

    Avec son histoire d’invasion extraterrestre, Avant que nous disparaissions n’est pas sans évoquer L’Invasion des profanateurs de sépulture (1956), de Don Siegel, modèle du genre et jalon de la série B hollywoodienne à l’ère de la guerre froide. En se déployant sur plusieurs pistes parallèles, le récit entraîne Kurosawa hors de ce qui constitue sa scène privilégiée – le domicile japonais –, dans un chassé-croisé qui multiplie décors, actions et personnages.

    Invasion imminente et inéluctable

    Dans une ville située à proximité d’une base américaine, le massacre d’une famille et la disparition simultanée d’un particulier sèment le trouble. Ils sont le fait de trois individus étranges – un homme déphasé et deux adolescents violents –, qui se prétendent les émissaires d’une race extraterrestre, camouflés dans des corps humains d’emprunt. Isolés, ils cherchent à se réunir afin de déclencher une invasion, qu’ils annoncent imminente et inéluctable. Mais, en attendant, ils ont besoin de « guides » – des humains complices – pour les assister dans leurs manœuvres. Ils recrutent d’un côté Narumi, une épouse désabusée et submergée de travail, et de l’autre Sakurai, un journaliste sans scrupule et en quête de scoop.

    Derrière cette trame, qui paraîtra peut-être datée, le film repose sur une idée passionnante, qui en complexifie singulièrement les enjeux et les représentations : les émissaires ont pour mission de récolter un maximum de concepts humains pour faciliter l’invasion qui vient. Une simple pression du doigt sur le front d’un interlocuteur suffit à en extraire de grands concepts généraux et structurants, desquels dépend toute l’organisation sociale, comme ceux de « famille », de « travail », de « foyer » ou d’« individualité ». Que serait une personne à laquelle il manquerait l’une de ces cases de pensée ? Comment le tissu social en serait-il affecté ?

    C’est en mettant en scène ces interrogations que le film donne lieu à des passages stupéfiants. Une adolescente perd la notion de « famille » et, tout à coup, devient agressive avec sa grande sœur, envoie tout voler en éclats : sous la convention clanique ne gisent plus que le ressentiment et le dégoût. Un patron est délesté de la notion de « travail » et se met à sautiller comme un histrion sur ses bureaux, la domination sociale cédant le pas à une exultation régressive. La perte de ses fondements de pensée laisse l’humanité hébétée, aphasique, ou alors hurlant à la lune, comme sujette à une épidémie de démence.

    En figurant ainsi une perte générale de sens, à l’échelle d’une société (voire du monde), Kurosawa confirme la stature existentielle de son cinéma, amorçant une pensée sur l’homme en postulant la raréfaction même de l’humain.

    Compte à rebours apocalyptique

    Le poste avancé de cette raréfaction, ce sont les personnages des trois émissaires, figures littérales de l’« aliénation » (les aliens), qui représentent, en quelque sorte, l’hypothèse du post-humain : leur insensibilité, leur indifférence, leur violence, leurs regards vides dessinent un stade terminal de sécession avec l’ancien régime sentimental de l’humanité.

    Et, il ne faut pas s’y tromper, c’est bien une certaine tendance du modèle occidental que le film vise à travers eux. Kurosawa filme l’avènement des extraterrestres (l’invasion annoncée) comme une apocalypse apaisée, car déjà jouée, l’humanité individualiste s’étant elle-même coupée de tous ses moyens, et peut-être même du désir, de résistance.

    Avant que nous disparaissions n’en prend pas moins son argument de science-fiction au sérieux et s’engouffre dans une gradation de scènes toujours plus audacieuses (jusqu’à l’affrontement sidérant entre un homme et un avion). Jamais la caméra de Kurosawa ne s’était montrée jusqu’alors aussi mobile, aussi alerte, filant à travers le dédale de rues, se faufilant dans les recoins des installations urbaines, à coups de longs travellings haletants.

    Mais la grande beauté du film tient surtout à son constant jeu d’échelle, entre, d’une part, le compte à rebours apocalyptique et, d’autre part, un récit beaucoup plus intime. Ce récit en filigrane, c’est celui d’un couple désuni auquel est offerte, au bord du gouffre, la possibilité de renaître – la conscience de l’homme fusionnant avec celle de l’extraterrestre qui l’habite.

    Le film débouche alors sur une fin bouleversante, qui tourne autour du concept, ­insaisissable mais évident, de l’« amour ». La science-fiction rejoint alors le mélodrame pour percevoir en l’amour ce terme indivisible, incessible et pour tout dire « inaliénable » dont puisse encore dépendre l’humanité.



    Sortie le 06.06

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