« Les Etendues imaginaires » : Singapour, comme dans un rêve – Cinema Galeries

« Les Etendues imaginaires » : Singapour, comme dans un rêve

    Le premier long-métrage de Siew Hua Yeo est un chasse-croisé fantasmatique entre un policier et un ouvrier.

    Mathieu Macheret – Le Monde – 06/03/19 

    L’avis du « Monde »: à voir

    Les « étendues imaginaires », ce sont d’abord ces larges promontoires de sable grignotant le long du littoral de Singapour du ­terrain sur la mer, qui rendent indéfinis et incertains les contours de la cité-Etat et composent un paysage vaporeux, comme émergeant d’un songe. Ce sont aussi, par extension, ces grands chantiers d’aménagement qui semblent de loin flotter sur les eaux, où se presse une main-d’œuvre venue des pays voisins – la Chine, le Bangladesh, la Malaisie et bien d’autres –, précarisée et exploitée sans vergogne par les constructeurs.

    Cette pointe extrême de la promotion privée et du développement économique, qui génère ses propres espaces hallucinés, sorte de vortex aspirant l’Orient ouvrier, constitue le décor passionnant du premier long-métrage de Siew Hua Yeo, réalisateur singapourien âgé de 33 ans et lauréat surprise d’un Léopard d’or lors du dernier Festival de ­Locarno.

    Le film démarre comme un ­polar torpide et langoureux, troquant en cours de route la logique déductive pour celle du rêve

    Le film démarre comme un ­polar torpide et langoureux, troquant en cours de route la logique déductive pour celle du rêve. L’inspecteur Lok (Peter Yu), grande tige au visage grêlé, sillonne un chantier et ses alentours à la recherche de Wang (Xiaoyi Liu), un ouvrier chinois immigré porté disparu. Dénichant les somnifères de celui-ci, Lok en absorbe, et plonge dans un état cotonneux, entre veille et sommeil, qui le mène sur la piste d’un étrange cybercafé que fréquentait le disparu.

    C’est alors que l’enquête se suspend, le film s’engouffrant dans un long flash-back qui retrace les derniers jours de Wang. A cause d’un accident du travail, l’ouvrier est réaffecté et alerté sur certaines exactions de ses employeurs. Devenu insomniaque, il passe ses nuits sur un jeu vidéo en ligne. Son existence sans sommeil frôle en quelque sorte l’expérience du rêve éveillé, finalement le seul territoire commun où les trajectoires de l’inspecteur et du disparu peuvent se rencontrer.

    Une dimension onirique

    Avec ce récit passablement tortueux, Siew Hua Yeo compose une œuvre où la réalité se double constamment d’une dimension onirique qui en perturbe ou en complexifie le cours. Malin et très sûr de ses effets, le cinéaste donne parfois l’impression de cocher toutes les cases, jouant simultanément sur les tableaux du formalisme esthétique (ambiances nocturnes, lueurs synthétiques, ralentis hallucinatoires et chansons mélancoliques) et du sujet social édifiant (le sort des ouvriers immigrés « avalés » par les grands travaux démesurés), sans toujours leur trouver une véritable cohérence. Dans cet éparpillement, Les Etendues imaginairestrouvent à la fois leur limite, mais aussi une irrégularité plutôt stimulante, une énergie intermittente qui fonctionne plus par ­scènes que sur l’ensemble.

    Voguant sur les remous d’une conscience assoupie, le film est parsemé de beautés fugaces, de trouées fascinantes, d’envolées lyriques

    Voguant sur les remous d’une conscience assoupie, le film est ainsi parsemé de beautés fugaces, de trouées fascinantes, d’envolées lyriques, dans la discontinuité desquelles se laisse deviner le ­véritable talent de Siew Hua Yeo : le chassé-croisé fantasmatique de l’inspecteur et de l’ouvrier, dont les présences différées semblent se frôler dans les couloirs du temps, comme si l’un n’était que le rêve de l’autre ; la figure trouble de Mindy (Yue Guo), jeune ouvreuse du cybercafé qui noue avec Wang une étrange relation d’attirance et de rudesse, et apparaît comme la vigie de ses nuits virtuelles.

    Mais le plus beau passage revient sans doute à une ­partie de jeu vidéo précédant la disparition de Wang : des espaces synthétiques envahissent l’écran et défilent, jusqu’à ce qu’un bug les rende étrangement surréalistes, quelque part entre les constructions impossibles de Maurits Cornelis Escher et les toiles métaphysiques de Giorgio De Chirico. A ce moment-là, Les Etendues imaginairestouchent précisément à la matière vraisemblable, mais erronée et sans profondeur dont les rêves sont faits.

    En salle – Cinema Galeries.
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