“Leto”, film rock rêvé – Cinema Galeries

“Leto”, film rock rêvé

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    Hugo Cassavetti – Télérama – 17/12/2018

    “Leto”, film rock rêvé

    On ne compte plus les films qui ont tenté de saisir l’essence du rock, ce lien précieux et si personnel qui lie chacun de ses amateurs à un artiste ou à un disque. Et si le Russe Kirill Serebrennikov, avec son merveilleux “Leto”, avait enfin réussi ?

    IIl aura donc fallu un Russe pour y parvenir. Réaliser le film rock rêvé. Non pas une œuvre tout de bruit et de fureur qui rassemblerait les éternels clichés – sexe, drogue and rock’n’roll. Non, un film d’une subtile intensité, d’un romantisme exacerbé, d’une élégance naturelle, d’une beauté crue. Une œuvre nourrie d’une rage pacifique, d’un désir de liberté et de retrouvailles avec soi-même. Comme ces disques vers lesquels on ne cesse de retourner, sans forcément savoir pourquoi, mais qui nous emportent là où l’on se sent enfin au chaud, mieux dans sa peau. A l’abri, un temps, de tous ces gens avec lesquels on ne pourra jamais vraiment tout partager. Tel est le doux choc de Leto, de Kirill Serebrennikov. Un film qui sonde une époque, dans une contrée lointaine, l’URSS des années 80, et qui parvient à faire tellement plus. Il touche la magie d’une musique, le rock, ce frisson qui a parcouru un jour l’échine de gamins américains ou anglais, puis du monde entier. Et qui a révolutionné, par son rythme, ses mots et ses héros, la société. Leto pose un regard juste sur des jeunes gens qui nous ressemblent drôlement, isolés, accrochés à de précieux ballons d’oxygène : ces œuvres d’artistes qui les guident, les inspirent, les font vibrer. Autant de denrées rares puisque bannies, honnies par les autorités, les aînés comme « musique de l’ennemi ».

    Ni biopic ni hagiographie

    Les cinéphiles voient évidemment dans Leto une variante de Jules et Jim venue du froid. Les fans de rock repenseront autant à Triad, chanson écrite par David Crosby pour les Byrds, mais publiée d’abord par le radical Jefferson Airplane : une ballade aérienne racontant un triangle amoureux, celui que formait alors Crosby, avec Paul Kantner et Grace Slick. Slick, la pin-up hippie des sixties, à qui Natasha, la bouleversante icône cold du film, ressemble étrangement.

    On songe aussi à Dig, le documentaire qui racontait la relation conflictuelle (et assez pathétique) entre les frères ennemis de Portland, Anton Newcombe, le loser magnifique du Brian Jonestown Massacre, et Courtney Taylor-Taylor, le plus opportuniste leader des Dandy Warhols. Sauf que dans Leto, la rivalité n’est en rien mesquine ou vénale. On y voit juste un jeune homme plus ouvert que son mentor, bien plus soucieux d’être entendu par le plus grand nombre que de faire fortune (ça tombe bien, en URSS, ce n’était pas possible). Et quand Viktor Tsoï lance à un Mike Naumenko outré (et pourtant dingue du Call Me, de Blondie) : « ton Marc Bolan, il ferait de la disco s’il était vivant », il a sûrement raison. La star de T. Rex est morte, écrasée dans son Austin contre un arbre, à 29 ans, en 1977. Un destin que suivra Tsoï, devenu idole, fou de vitesse dont le parcours s’achèvera à 28 ans, victime également d’un accident de voiture.

    Leto n’a rien d’un biopic, aussi laudateur que simplificateur. La tendre et pacifique rivalité, dans le film (et la réalité ?), entre les deux hommes s’arrête à l’affectif. Leur attrait passionnel partagé pour la musique est du même ordre que celui qu’ils éprouvent pour la même femme. Dans un monde où la drogue la plus précieuse est une tasse de bon café chaud. Et où la violence, du jugement à l’intolérance, vient des autres. Un mur de censure et d’incompréhension. Leto touche au fantasme, en réveillant le sentiment aussi fort et personnel qui faisait du rock et de ses icônes des bouées de sauvetage : Bowie, Iggy, Lou Reed ou Bolan, comme Lennon, Jagger et Townshend avant eux, ou Rotten, Strummer et Debbie Harry après.

    Hymne à la vie

    Autant dire que l’on est loin du succès colossal célébré aujourd’hui dans le divertissant blockbuster hagiographique Bohemian Rhapsody consacré à Queen. Une ode au triomphe d’un son parti d’une volonté d’affirmer son individualité pour devenir la bande originale d’un monde voué à la consommation de masse. On peut bien sûr apprécier, en tapant des mains et des pieds, la communion primaire de We Will Rock You, tout comme s’émouvoir de la réalisation du rêve d’émancipation et de domination de Freddie Mercury – devenir roi du monde. Mais on est autrement plus touché par les protagonistes de Leto, ce trio pas infernal – deux garçons et une fille –, qui n’aspirent pas à la richesse, ni même à la gloire, juste à aimer, à respirer, à vivre et à s’exprimer comme ils l’entendent.

    En salle – Cinema Galeries.
    VOF sous-titrée français/néerlandais

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