L’Extraordinaire Voyage de Marona : Un tourbillon graphique réaliste et réussi. ★★★★★ – Cinema Galeries

L’Extraordinaire Voyage de Marona : Un tourbillon graphique réaliste et réussi. ★★★★★

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    HORAIRES (VOF) :  [rhc_next_upcoming_dates post_id="29708" max="21"]
    Jonglant brillamment avec les techniques d’animation, la Roumaine Anca Damian retrace la vie d’une chienne auprès de ses différents maîtres. Un tourbillon graphique réaliste et réussi.

    Marius Chapius pour next-Libération

    C’est une histoire de chien écrasé. Le bref passage d’une petite chose à la truffe en cœur, à la queue en fleur et aux oreilles ailées qu’on découvre allongée sur le bitume, agonisant au milieu d’un torrent de voitures comme une pierre qui percerait un cours d’eau. Un plan fixe auquel succède un second, braqué sur celui qui va devenir le père de Marona. Un dogue argentin raciste, d’un blanc aussi immaculé que le white dog de Samuel Fuller dans le film Dressé pour tuer. La caméra se libère ensuite avec la naissance de Marona, souffle de vie fait chien. Si le père marche au pas, à l’abri derrière une grille, le chiot gambade et se tire explorer le monde dès qu’il en a l’occasion. Comme la course en serpentin du chien vers une mort qu’on sait certaine, le film n’est qu’ondulations, lacets et mues. Reconfigurant son intérieur, avançant par séries de digressions, de rêveries fixant la vérité de certains instants.

    Ivresse

    Le film d’Anca Damian s’écrit autour de deux régimes de voix. Celle, intérieure, du chien qui commente et corrige la parole extérieure de maîtres aussi bavards que sourds. Un dialogue à sens unique, forcément, puisqu’on n’est pas chez Disney et qu’il n’y a aucune raison pour qu’un dialogue s’installe. Ce qui n’interdit pas l’échange, puisque Marona réfléchit la lumière qui anime ses maîtres successifs. «J’ai toujours besoin de partir du réel, pour y trouver une émotion, nous raconte la cinéaste roumaine dans un français parfait. Marona, c’est une chienne abandonnée que j’ai rencontrée dans les rues de Bucarest. En tentant de lui trouver une famille d’accueil, j’ai découvert qu’elle transformait les familles et devenait une sorte de miroir qui reflétait leur empathie, les valeurs. Les dessins animés reflètent toujours des systèmes de valeurs. Beaucoup de cartoons sont à l’image d’une société qui taille ses enfants à la compétition, à la brutalité. Moi, je voulais que ce petit chien renvoie l’idée qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise personne, qu’on est juste complexes.» Des formes simples et indécises de la naissance à l’ivresse de l’absorption encyclopédique des formes du vivant en grandissant, Marona partage avec le génial Lint de Chris Ware cette envie de saisir une vie et l’éclosion d’un regard du premier jour au dernier.

    Le premier choc pour le chiot correspond à la découverte de la ville. Théâtre de cartons où s’agitent des silhouettes de peinture vivante, jungle de lampadaires où des appartements livrent leurs intérieurs façon écorchés. De cette foule bigarrée et inquiétante se détache le premier maître de Marona. Un acrobate aux bras télescopiques, d’après ce qu’elle en voit. Un homme chewing-gum jaune et rouge, beau parleur capable de changer le toit d’une mansarde en ballet céleste. Avec lui, le quotidien ressemble à une peinture incendiaire des expressionnistes de Die Brücke. Tout est courbe, fou, démesuré… Et puis Marona change de mains, rencontre un contre (-) maître. Aussi carré que le précédent était rond. L’image se charge de droites, de lignes de fuite au crayon bleu. Un univers de plans de chantier, fait d’étages, d’échelles et d’ouvriers qui travaillent comme on joue à Donkey Kong. On est chez Nintendo et Mondrian. La 3D danse avec le carton-pâte. Plus tard, ailleurs, le papier peint d’un appartement qui se déplie en accordéon comme un leporello deviendra une forêt vierge sur laquelle règne un chat gribouillis maléfique.

    Hétérogènes

    Du kafkaïen Monsieur Crulic au documentaire la Montagne magique, Anca Damian a toujours cultivé un univers graphique propre, assemblage de peintures, de papiers découpés et de photos. La folie de Marona tient à la rencontre de trois artistes : Gina Thorstensen à la fantaisie luxuriante, Sarah Mazzetti, plus géométrique, et Brecht Evens, peintre en bandes dessinées qui tient ici le rôle volontairement nébuleux de «conseiller graphique». La cinéaste se chargeant de l’impossible tâche de sublimer ces trois imaginaires hétérogènes en un quatrième. «L’idée d’inviter trois artistes, c’était de ne pas s’enfermer dans une vision du monde et de questionner sa représentation. Cette diversité de formes me semble plus à même de rendre la vie, son bouillonnement, que le cinéma d’animation en trois dimensions qui présente le monde de façon rigide et stéréotypée. La vie, ce n’est pas rigide, c’est un flux d’énergies. Le cinéma d’animation vise à rendre l’intérieur visible à l’extérieur… Mais c’est toujours un combat.»

    Un projet d’autant plus fifou qu’il implique de s’affranchir d’une «bible», de fiches de personnage, de tous ces guides qui servent d’habitude à réaliser un film d’animation. Quand bien même la production modeste de Marona était éclatée entre la Roumanie, la Belgique et la France. «Ça oblige de faire beaucoup d’allers-retours. Mais l’avantage de travailler comme ça, c’est que le processus créatif se poursuit pendant toute la durée de la réalisation et que les équipes ne sont pas de simples exécutants.» Un cinéma d’animation du vivant.