Talking About Trees : « Un éloge, aussi bouleversant que convaincant, du cinéma, comme art, mais aussi comme idée » – Cinema Galeries

Talking About Trees : « Un éloge, aussi bouleversant que convaincant, du cinéma, comme art, mais aussi comme idée »

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    « Talking About Trees » : l’étoffe des héros du cinéma soudanais

    Suhaib Gasmelbari suit quatre vieux réalisateurs, fondateurs du Sudanese Film Group, qui se battent pour continuer à faire et à projeter des films dans leur pays.

    Thomas Sotinel – Le Monde

    L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER

    Au hasard d’une coupure de courant qui plonge la ville dans la nuit, un petit groupe de vieillards facétieux improvise un jeu. L’un d’eux se saisit d’une torche électrique dont il fait un sunlight, un autre fait mine de cadrer une image, le troisième se coiffe d’une étoffe et récite des répliques vieilles de soixante ans, terminant par « I’m ready for my close-up, Mr. DeMille ».

    Ce quatuor de septua et octogénaires vit et travaille à Khartoum, capitale du Soudan. Ils sont assez vieux pour avoir vu Sunset Boulevard (1950) à sa sortie, pour se souvenir du temps de la colonie britannique, des espoirs de l’indépendance, des coups d’Etat, dont le dernier en date au moment du tournage, celui d’Omar Al-Bachir, en 1989.

    Au Soudan, le cinéma compte parmi les victimes du putsch

    Le cinéma compte parmi les victimes du putsch. Ibrahim Shaddad (c’est lui qui prend la place de Gloria Swanson dans le remake improvisé du film de Billy Wilder), Suliman Ibrahim, Eltayeb Mahdi, Manar Al-Hilo réalisaient des films avant que l’alliance de l’armée et du clergé ne prenne le pouvoir.

    Menacés, arrêtés et torturés pour certains d’entre eux, ils ont été contraints à l’exil avant de revenir chez eux, à Khartoum, où ils ont formé le Sudanese Film Group (SFG) dont la raison sociale se résume à peu près ainsi : « rester cinéaste quand on est empêché de faire des films ». Ces drôles de vestales s’y emploient avec une persévérance et une humilité étonnantes.

    De cette folle entreprise, faite de projections à la sauvette, de guérilla contre la bureaucratie et d’espoirs sans cesse déçus, Suhaib Gasmelbari a fait un film qui emprunte à la réalité sans hésiter à la soumettre à la contrainte de la mise en scène. Talking About Trees (« parler des arbres », le titre est emprunté à un poème de Bertolt Brecht, on y reviendra) est avant tout un éloge, aussi bouleversant que convaincant, du cinéma, comme art, mais aussi comme idée, puisque c’est tout ce qui restait à ces quatre irréductibles : une idée du cinéma.

    Une procédure kafkaïenne

    Quadragénaire, Suhaib Gasmelbari a grandi sans cinéma. Il n’en a fait la connaissance qu’après avoir quitté le Soudan, d’abord pour l’Egypte, puis pour la France. Rentré au pays pour y réaliser un film de fiction, il n’a pu y parvenir. C’est alors que son chemin a croisé celui du quatuor. Le cinéaste qui n’avait pas encore fait de long-métrage a décidé de filmer ceux qui ne tournaient plus depuis plus de trente ans.

    L’intrigue principale de Talking About Trees repose sur la tentative du SFG de réhabiliter une salle de Khartoum afin d’y organiser des projections plus solennelles que celles qu’ils donnent dans les quartiers et les villages, sur un drap tendu. Avant 1989, la capitale soudanaise comptait de nombreux cinémas en plein air, qui ne pouvaient donc accueillir que des projections nocturnes. Il n’a même pas été besoin d’interdire le cinéma, le couvre-feu a suffi. Toutes les salles ont fermé, faute de spectateurs.

    De ces longs moments d’attente, de ces déambulations naît le portrait de groupe qui fait la substance de « Talking About Trees »

    Ibrahim Shaddad et ses complices se lancent donc dans une procédure kafkaïenne qui consiste à demander la levée d’une interdiction sans existence officielle. En attendant, ils continuent de montrer La Ruée vers l’or aux enfants, circulant dans un minibus Volkswagen qui signifie clairement leur appartenance à la génération de 1968. De ces longs moments d’attente, de ces déambulations naît le portrait de groupe qui fait la substance de Talking About Trees.

    Le poème de Brecht, écrit pendant son exil, demande : « Que sont donc ces temps où parler des arbres est presque un crime/ Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ? » De fait on voit deux des cinéastes participer à une émission de radio au cours de laquelle on leur demande de nommer l’assassin du cinéma soudanais. Ils dansent gracieusement autour de la réponse, soucieux de ne pas se mettre outre mesure en danger. Mais entre eux, ils sont impitoyables : pas seulement pour l’état de leur pays, mais aussi pour leur génération dont ils recensent les échecs.

    Décennies de privation

    Impitoyables mais drôles. Talking About Trees est une comédie portée par quatre ironistes qui blaguent la difficulté qu’il y a à projeter un film en plein air à l’heure de la prière, quand la salle est entourée de mosquées. Et qui se moquent les uns des autres sans jamais perdre de vue que leur amitié leur a permis de traverser ces décennies de privation.

    Suhaib Gasmelbari les filme avec le respect que l’on doit aux vedettes de cinéma. Sa façon de montrer Khartoum privilégie les harmonies géométriques, les architectures désertées plutôt que la laideur moderne. Quand il resserre le cadre sur ses personnages, il le fait avec une attention affectueuse communicative.

    De temps en temps, des images d’actualité – comme celles qui montrent la réélection d’Omar Al- Bachir avec 94,5 % des suffrages (nous sommes en 2015) – rappellent la réalité à laquelle se heurtent les vieux réalisateurs. Il y aurait eu de quoi désespérer si l’histoire, pour une fois bonne fille, n’avait ajouté un happy end à Talking About Trees. Omar Al-Bachir a non seulement été chassé du pouvoir par le peuple, mais il vient d’être condamné par la justice soudanaise. Et les courts et moyens- métrages réalisés par les quatre du SFG ont été restaurés. L’idée qu’ils ont maintenue vivante pendant une nuit longue de trente ans a retrouvé une réalité.